Atelier conso

L’enfer de l’abondance

lundi 5 février 2007

C’est tellement simple, tellement habituel, tellement facile, normal, incontournable….

Ralentir, mettre son clignotant, tourner, chercher une place libre, garer sa voiture sur le parking, couper le contact, mettre le frein à main et sortir.

Et puis s’avancer, à pied, avec ou sans chariot selon les jours, vers les portes du temple de la consommation !

Mais ce jour-là, dès le départ, y avait un truc bizarre, quelque chose de pas normal... Pourtant, les portes automatiques vous introduisent en douceur au sein de l’atmosphère artificielle climatisée, et la musique au tempo adapté au flot des clients susurre à vos oreilles son message rassurant, habituel mélange de tubes et d’annonces promotionnelles.

Pourtant les vigiles vous laissent passer sans problèmes et vous pouvez vous avancer dans les larges allées aménagées entre les présentoirs de marchandises. Et celles-ci vous attendent, innombrables, à portée de la main, pour votre bon plaisir ; vous le voulez : vous le prenez !

En entrant sur la droite, l’électroménager blanc et noir, les gadgets électroniques à la mode, les derniers best-sellers des livres et des disques. Et puis la quincaillerie et le bricolage, la vaisselle et les promotions diverses. L’allée centrale sur la gauche vous conduira toujours, en traversant les rayons textiles puis droguerie, aux rayons consacrés aux denrées alimentaires, avec au fond les boissons alcoolisées ou non. Merveilleuse caverne d’Ali-baba, prodigieuse abondance dont le sésame se trouve dans votre poche : un petit bout de plastique plat portant votre nom et des chiffres, votre carte de crédit !

Mais ce jour-là, vraiment, quelque chose ne tourne pas rond.

Est-ce à cause de cette femme, qui hésite sans fin, perplexe devant les différents desserts sucrés qui s’étalent sur plusieurs niveaux, et de nombreux mètres linéaires… Ou bien plutôt de cet homme qui, marmonnant dans sa barbe mal rasée, déconfit devant la rupture de stock de sa bière favorite, ne peut se résoudre à choisir parmi les autres marques… Ou même cet adolescent qui prend, puis repose, puis reprend différents paquets de céréales pour le petit déjeuner…

Choisir dans l’abondance est devenu une angoissante épreuve. On ne peut quand même pas tout prendre ! Et chaque marque propose au consommateurs des images du bonheur tellement convaincantes…

Tenez, vous voilà devant le rayon des plaques de chocolats ! Là aussi y en a des marques, des forts et des moins forts en cacao, des aux fruits et aux noisettes, des fourrés et des pralinés, des en-haut et des en-bas, des chers et des moins chers, des soldés et des en promos, des en lots et des comme d’habitude, des inconnus et des connus, des comme chez mémé et des autres, des équitables et des … arnaques officielles ?

Alors, là aussi, faut choisir, comparer, soupeser, regarder les images alléchantes, voire pour certains lire en détail les étiquettes pour comparer les compositions, repérer les additifs plus ou moins toxiques… D’habitude vous faites simple, vous prenez toujours le même, automatiquement, sans réfléchir ou presque. Mais aujourd’hui, allez savoir pourquoi, ça ne marche pas, quelque choses vous retient, vous aussi vous commencez à hésiter, à ne plus savoir lequel choisir, à errer devant le rayon, perplexe, presque anxieux, bientôt hagard !

Et puis soudain, votre bras se tend presque malgré vous, et votre main droite se saisit d’une plaque de chocolat de marque inconnue.

Et c’est exactement là que tout a définitivement basculé.

Il fait très chaud tout à coup, et la sueur coule sur votre peau noire et nue. Les courbatures, les douleurs musculaires et la fatigue physique créent dans votre esprit un état de lassitude proche de l’hébétement. Votre dernier repas remonte à plusieurs heures et avant ce soir, le retour au village et à la case, il faudra tenir avec de l’eau et des noix de colas. Ce soir le riz sera accompagné d’un peu de viande de brousse, si personne ne la trouve ni ne vous la fauche, homme ou bête.

Et puis cette voie qui hurle toujours à vos oreilles, qui sort de ce visage de caricature. Ce gros homme avec son faciès de méchant de films populaires, le teint luisant de sueurs et de graisse, les yeux exorbités. Il semble très en colère et il crie des mots d’insultes et de réprimandes.

Toujours le travail qui ne va pas, pas assez vite, pas assez bien, pas assez propre… Vos compagnons d’infortune se serrent contre vous, masse d’hominiens apeurés, grappe d’humanité en esclavage et qui suent la trouille et la peur, ouvriers si dépendants du contremaître, si faibles et vulnérables au pied du colosse furieux, si misérables sous leurs haillons crasseux… Vous relâchez précipitamment la plaque de chocolat qui tombe par terre dans l’allée du supermarché, et miracle, vous revenez instantanément dans votre corps habituel ! Vous regardez à droite et à gauche, personne, tout semble parfaitement normal. Et pourtant, il y a quelques instants seulement, vous étiez à mille lieux d’ici, dans une situation d’oppression presque terrifiante !

A vos pieds, cette simple plaque de chocolat témoigne seule qu’il s ‘est peut-être passé quelque chose, mais quoi ? Cette fois vous avez vraiment halluciner !

Comme vous restez immobile, surpris et ne comprenant pas ce qui vient de vous arriver, une musique paisible se fait entendre. Vous cherchez d’un regard étonné la source de la mélodie apaisante et découvrez bientôt un nouveau prodige.

Comme vos yeux reviennent se poser sur la plaque de chocolat restée au sol, vous découvrez comme une lumière bleue-dorée qui se met à apparaître, rayonner et pulser à travers elle…

« N’ayez pas peur », prononce alors à vos oreilles une voix tranquille qui semble sortir de la plaque elle-même, avec quelques éclats de lumière synchrones... « Ces hommes que vous venez de voir sont simplement les ouvriers d’une plantation de cacao, qui se font engueuler par leur contremaître. C’est eux qui ont produit les fèves qui ont servi à fabriquer cette plaque de chocolat. Ils tiennent seulement à vous faire savoir, par mon intermédiaire, que leurs conditions de travail sont des plus précaires, quasiment apparentées à une forme d’esclavage de par les heures interminables de travail, et aussi la charge importante de celui-ci, du fait d’effectif réduit au minimum. Bien sûr il n’y a pas de syndicats, d’assurance maladie ou de caisse de retraite ! Et question salaire, il suffit juste à survivre, à payer de quoi manger et le loyer de la case. Avez-vous une idée de leur salaire ? ».

Bien sûr que vous n’en savez rien, vous ne vous êtes d’ailleurs jamais posé la question. Le chocolat c’est tellement bon !

« Sur les quelques euros du prix de cette plaque de chocolat, le salaire des ouvriers agricoles ne représente que quelques centimes… Le reste va aux importateurs, aux intermédiaires, aux spéculateurs, aux transformateurs, aux publicitaires, et enfin au distributeur qui se taille souvent la plus belle part ! » reprend la voix.

Dégoûté, vous laissez par terre la plaque de chocolat et quittez ce rayon, car tout cela ne vous concerne pas.

Mais la voix, elle, ne vous quitte plus !

« Si vous le désirez, vous pouvez renouveler cette expérience de communication trans-spatio-temporelle encore deux fois, comme dans les contes de fée, en utilisant les objets de votre choix, et c’est complètement gratuit ! »

Alors, comme vous avancez au milieu de ce supermarché où tout semble parfaitement normal, les rayons achalandés et les cons-sots-mateurs vaquant à leurs petites affaires, vos pas vous amènent vers le rayon textiles, avec la tentation de renouveler une expérience inexplicable, et dont vous doutez presque qu’elle a été une réalité… Cela n’est pas possible, cela n’existe pas clame votre intellect ratiocinateur. D’ailleurs cela ne se reproduira pas, vas-y tu verras, c’est du délire !

Alors, comme vous vous approchez des tee-shirts en promotion, vous regardez autour de vous, tout est parfaitement normal, l’impossible ne pourra advenir de nouveau, et vous vous saisissez d’un objet.

Et bien sûr ça recommence. Mais cette fois la surprise ne joue plus, et vous pouvez ressentir en toute conscience le changement instantané de votre situation. Cette fois encore il fait très chaud et vos bras bronzés sont lourds de fatigue. La douleur dans vos reins est plus cruelle que le bruit de la centaine de machines à coudre lancées à pleines vitesse dans ce hangar surpeuplé. Aller pisser, c’est ça qui vous ferait du bien, mais tant que la surveillante traîne dans ce coin de l’atelier, il faudrait supporter une nouvelle engueulade, et ça, vous n’en voulez pas. Avec ces histoires de syndicalistes virées de l’autre jour, mieux vaut jouer profil bas pour continuer à survivre dans ce bled. Un petit sourire à la voisine qui trime de l’autre coté du banc et du tas de chemises qui s’entassent entre nous, pas question de parler non plus… Au moins dans cet atelier, pas trop de violences gratuites, seulement parce que le travail, toujours le travail, ne va pas assez vite, pas assez bien, pas assez propre. Demain repos, enfin, après six jours de dix heure ça fait du bien. Tellement fatiguée, y en a marre de ces putains de chemises.

Justement, vous la lâchez cette chemise, et vous reprenez conscience de ce décor habituel du supermarché, glissement des chariots, musique d’ambiance, roulez jeunesse, tout va bien !

Juste quelques éclats inhabituels de lumière bleue-dorée à travers cette chemise tombée à terre à vos pieds. Et la voix qui reprend : « Sachant que les distributeurs multiplient par cinquante le prix d’achat de ces chemises, calculez combien de centimes d’euros reviennent à l’ouvrière de la fabrique ? On tiendra compte du fait qu’elle ne bénéficie d’aucune assurance maladie, ni de caisse de retraite, ni de contrat de travail, et que ses heures supplémentaires obligatoires ne lui sont généralement pas payées… »

« Encore un autre voyage ? » vous propose la voix !

Mais cela ne vous dit plus rien. Ce n’est pas drôle du tout de se retrouver instantanément transporté dans un corps que l’on ne connaît pas, à mille lieux d’ici, à ressentir très concrètement dans une chair d’emprunt des souffrances physiques et morales qui vous sont totalement étrangères.

Par quel sortilège malencontreux faut-il que cela vous tombe sur la gueule ? Spécialement vous ? Spécialement aujourd’hui ?

Quand tous les autres continuent d’assouvir leur plaisir consumériste en toute innocence, complètement inconscient des réalités obscures qui se cachent derrière tous ces merveilleux produits.

Et cet étrange phénomène qui vous les dévoilent tout à coup de manière si frappante. Il doit y avoir un truc, c’est pas possible autrement. Où est la caméra cachée, les gentils animateurs ?

Et vous avez alors envie de défier la réalité, de tenter encore le diable ! Droit devant vous, vous vous saisissez d’un innocent paquet de biscuit !

Et bien sûr ça recommence. Mais cette fois encore la surprise ne joue plus, et vous pouvez ressentir en toute conscience le changement instantané de votre situation.

C’est surtout le bruit qui vous assaille. Mais avec la chaleur et malgré les recommandations, le casque protecteur, ça devient vite dur à supporter, alors on fait des pauses sans. De toute façon la chaîne ne s’arrête pas et le bruit non plus. Les paquets d’un coté, les cartons de l’autre. Remplir les uns avec les autres, encore et toujours le même geste, à longueur de journée, une journée après l’autre pour finir la semaine, les mois, les années. Bien sur avec le nouvel aménagement, mes douleurs sont moins violentes, plus supportables. La prévention des troubles musculosquelettiques est paraît-il un succès ! Mais mon mal au dos lui, personne ne lui a dit et il est toujours là, de temps en temps… Depuis vingt sept ans faut dire que je connais la musique. Dans trois ans j’aurai payé mon pavillon, merde un paquet qui tombe par terre, le ramasser, un peu de retard à rattraper, voilà, ça tourne comme il faut. Mais mon dos en a pris un coup, putain d’usine, putain de vie.

Cette fois vous reposez doucement le paquet sur son rayon. Pas de lumière bleue-dorée, pas de voix dans la tête. Une lassitude contagieuse qui vous pèse un peu sur le râble. La légèreté consumériste qui prend du poids, l’image du bonheur qui se fissure sous le dévoilement de l’envers du décor.

Derrière les images glacées la réalité rugueuse du travail des hommes, et de leurs vies de souffrance. Non, vraiment, comment peut-on prendre du plaisir en utilisant des objets fabriqués par des êtres humains exploité et aliénés ?

Est-ce que j’accepterais de passer une vie entière dans la peau d’un ouvrier agricole africain, d’une ouvrière de « maquilas » sud-américaine, d’un ouvrier à la chaîne bien de chez nous ?

Voilà la question qui vous envahit l’esprit après ces expériences, et dont la réponse jaillit, claire, nette et précise : NON.

Non, il n’est plus possible de croire les sirènes de la consommation si l’on considère comme une déchéance de fonder son plaisir sur la misère et l’exploitation d’un autre être humain, et qui les vaut tous, et qui vaut n’importe qui.

Alors vous vous dirigez vers les caisses, vous vous glissez entre un caddie et le détecteur antivol, sous le regard interrogateur des clients et de la caissière, et vous sortez du magasin, les deux mains vides, légères, libres.

Et sur le parking, une petite troupe joyeuse agite des banderoles au son de quelques instruments de musique, et vous vous sentez attiré par là, mais ceci est une autre histoire…

Jean NABIR


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